4 novembre 2018 – Témoignage d’un psychiatre – La fable de l’avion en papier qui se prenait pour un bombardier

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La fable de l’avion en papier qui se prenait pour un bombardier

Par Julien Andersch
Paru sur MEDIAPART

Je ne veux plus, je ne peux plus travailler dans un service dont j’ai honte. Je préférais envoyer mes proches qui souffriraient de troubles psychiatriques dans n’importe quel service plutôt que dans celui dont je suis responsable. Il me faut donc partir.

« Le 11 octobre 2018
Chers collègues, confrères et amis,
La plupart d’entre vous le savent, j’ai demandé à être placé en disponibilité pour convenance personnelle à partir du 15 octobre 2018. En réalité il faut dire les choses telles qu’elles sont, je quitte l’hôpital pour m’installer en tant que psychiatre libéral.

La notion de convenance personnelle indique que je suis pas tenu d’en expliciter les raisons, même si cela m’a été expressément demandé, je ne sais pas de quel droit ? Je ne suis donc pas tenu de m’expliquer mais je vais pourtant le faire.

Pour respecter les convenances, justement, ce message devrait annoncer mon pot de départ, il n’en est rien. Si j’organisais quelque chose compte tenu de ce qui va suivre se serait plutôt un pot de fuite, oserais-je dire un pot d’échappement ?

Il y a évidemment des raisons strictement égoïstes. Être libre d’organiser mon temps de travail et mes congés comme bon me semble, libérer mon mercredi pour m’occuper de mes gosses, me libérer des astreintes et de ces coups fils la nuit qui vous bousillent l’horloge biologique, la perspective peut être illusoire de travailler plus pour gagner plus, avoir un grand bureau avec de jolies meubles, pouvoir choisir moi-même un logiciel médical digne de ce nom, que sais-je encore…II y a un peu tout ça.

Mais il y a aussi des raisons qui ne sont pas égoïstes, en voici quelques-unes. Voici ce qui me pèse, ce qui trouble ma tranquillité depuis des années, et bien plus encore depuis que je suis devenu responsable de l’unité d’hospitalisation complète de psychiatrie de notre cher hôpital. Cela peut paraître paradoxal puisque c’est moi qui ai demandé, avec insistance, à être nommé officiellement dans cette fonction que j’exerçais officieusement et comme je pouvais depuis 2 ou 3 ans… Je ne m’attendais pas à cet effet-là : Ce qui me paraissait inacceptable et que je décris ici rapidement, m’est devenu insupportable dès l’instant où j’en suis devenu responsable. Voilà pourquoi je ne pars que maintenant malgré tout ce qui suit.

Il y a d’abord les difficultés inévitables de l’exercice d’un psychiatre à l’hôpital dans un service fermé. Il faut souvent user de la force pour contraindre les patients, les attraper, les attacher, les enfermer et éviter les coups pendant ce temps-là. C’est probablement nécessaire et justifié, mais sincèrement je n’ai plus envie de le faire, je n’en ai plus le courage, je ne suis même plus sûr que cela soit vraiment nécessaire, je pressens qu’on pourrait faire autrement. Il me faut donc partir.

Il faut parfois être la cible d’agressions physiques et de menaces verbales, et j’ai dû recevoir calmement des menaces de morts sur mes propres enfants. Je n’ai plus envie de passer des soirées à pleurer parce que mon job me force à imaginer ce que serait ma vie sans eux. Si cela fait partie du boulot, très peu pour moi, visiblement je n’ai pas les épaules pour ça.

Et puis Il faut souvent prendre des décisions et tenir des positions intenables, tiraillé entre la nécessité de respecter strictement le droit, tout en garantissant la sécurité des personnes (c’est à dire autant des patients que des soignants) ; ne pas mettre en jeu sur un coup de dés la responsabilité des infirmiers ou la mienne tout en respectant l’inaliénable dignité des patient. C’est le fameux dilemme quasi quotidien de la chambre d’isolement : Est-il juste de déshabiller tous les patients en isolement et de les mettre en pyjama de force, pour garantir qu’ils n’ont rien de potentiellement dangereux sur eux ? Alors que seulement quelques-uns sont réellement susceptible de se mettre en danger ; ou encore est-il légitime et rationnel d’enfermer des patients “pour leur sécurité” alors même qu’ils sont fortement sédatés sans aucun monitoring ni moyen d’appeler un infirmier autrement qu’en tapant violemment sur une vitre… Tout cela dans un contexte où les services juridiques des hôpitaux considèrent que défendre l’hôpital cela peut signifier lâcher les soignants, et montrant du doigt ceux qui travaillent quotidiennement dans la sueur et dans le sang, avec à chaque instant la bonté et la peur chevillées au corps ! Comment osez-vous ?

Je ne veux plus, je ne peux plus travailler dans un service dont j’ai honte. Je préférais envoyer mes proches qui souffriraient de troubles psychiatrique dans n’importe quel service (ou presque) plutôt que dans celui dont je suis responsable. Il me faut donc partir. Parce qu’il n’y a pas de portes aux placards, que les tables de nuits tombent en morceau, parce les murs sentent la cigarette, parce que les chambres sont souvent des chambres doubles. En quel siècle sommes-nous déjà ? Qui pourrait dormir, ou ne serait-ce que se reposer, à côté d’un schizophrène qui portent des cicatrices sur chaque centimètre carré de sa peau ? A côté d’un maniaque qui se cache dans votre placards avec des ciseaux pour vous “protéger des infirmières qui veulent vous tuer” ? Parce que les soignants sont usés dans leur courage et leur motivation, décimés en nombres, sans cesse partant et mal remplacés, parce qu’ils ne sont plus formés, accompagnés, soutenus, défendus. Quand il n’y a même pas une télévision accessible, encore moins un ordinateur, quand la seul activité thérapeutique qui subsistent c’est le goûter du mercredi et une table de ping-pong ! Parce que certains patients le disent : “on est mieux en prison”. Je ne peux pas rester.

Je ne veux plus me sentir inutile, incompris, impuissant lorsque je fais la moindre demande, mais également lorsque je lance les alertes les plus graves. Je ne veux pas avoir à dénoncer mon propre service au procureur de la république pour obtenir enfin au bout de 17 années de démarches infructueuses le placement d’un pauvre patient souffrant d’un déficit intellectuel profond et congénitale, à qui nous n’avons à offrir qu’un chambre sans fenêtre ou un aquarium au vue de tous, patient et visiteurs. Et on se bat pour qu’il n’y ait plus d’animaux dans les cirques ! Dans quel monde vit-on ? Il faut que l’hôpital brûle pour obtenir un débroussaillage, je crains qu’il faille attendre qu’une patiente mineure se fasse violer pour obtenir des verrous aux portes… Je n’exagère rien. Hélas. Trois fois hélas.

Depuis quelques années l’idée de partir m’est venue plus d’une fois, et pas qu’en me rasant, mais il y a quelques mois cette idée m’est venue et ne m’a plus quitté, parce que je sens la catastrophe arriver. Demain, peut-être après-demain. Alors oui je pars, je me sauve comme on dit, parce que je peux le faire, mais je n’en suis pas fier, j’aurais voulu avoir le courage et la force d’améliorer tout ça. Je pense à tous ceux qui ne peuvent pas s’échapper. Et en premier aux patients. En souffrance, vulnérables, privés de liberté, de sécurité, de dignité. Ensuite à mes collègues, encore un peu plus bloqués par mon départ “parce qu’il faut bien que quelqu’un fasse le job”… Sans commentaire. Et bien sûr à tous les soignants qui sont dans la même galère que les patients, chaque jour. Nous les médecins nous ne faisons que passer et nous repartons aussitôt, mais les autres soignants, eux, sont tout aussi captifs que les patients. Parce qu’il faut bien remplir la marmite. Et si chichement encore, comment peut-on être payé si peu pour un travail si difficile ? Comment peut-on supporter d’être tant loué dans les discours et tant méprisé dans les actes ?

La psychiatrie est délaissée en France, ici elle est sinistrée. Les soignants sont à bout, sur les rotules, résignés, ils n’ont même plus la force de faire grève, j’ai bien essayé de leur souffler l’idée, mais pour cela il faudrait qu’il leur reste un peu d’espoir… Je suis comme eux, l’espoir, je l’ai perdu. Il me faut donc partir.

Il faudrait parler de toute les belles choses, et il y en a, je ne les oublie pas. Mais cela viendrait adoucir le propos, on retiendrait que “finalement ce n’est pas si grave”. Eh bien si, C’est grave ! Et je ne vous laisserai pas sur un autre constat que celui-ci. Je vous prie d’excuser la véhémence de mon propos, si cela trouble pour quelques minutes le ronron des mails et des réunions ; Sachez qu’en psychiatrie à l’hôpital, c’est avec ce sentiment qu’il nous faut aller travailler chaque matin.

Il me faut donc partir, parce que j’aspire à d’autres matins. »

Dr. Julien Andersch, psychiatre et psychothérapeute