24 avril 2019 – Hôpitaux parisiens : «Je ne sais pas si vous vous rendez compte de la gravité de la situation»

Hôpital Urgences en grève

Lundi soir, à quelques centaines de mètres de Notre-Dame, se tenait une réunion de restitution des débats qui avaient lieu dans les hôpitaux parisiens. Ambiance lourde et pesante.

Il devait être près de 19 heures, ce lundi soir, à l’hôtel Scipion dans le Ve arrondissement, où se tenait la conclusion des sept débats qui avaient eu lieu en mars dans les hôpitaux parisiens.

L’ambiance est lourde et incertaine. Martin Hirsch, directeur de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), et Aurélien Rousseau, directeur de l’Agence régionale de santé de l’Ile-de-France sont présents. A un moment, un médecin s’énerve : «Je ne sais pas si vous vous rendez compte de la gravité de la situation, vous ne nous écoutez même pas, vous regardez des photos et vous envoyez des SMS, ce n’est vraiment pas approprié.» A quelques centaines de mètres de là, Notre-Dame est en feu et la direction des hôpitaux de Paris se demande s’il va falloir ou non évacuer l’Hôtel-Dieu, un hôpital en partie désaffecté, situé à quelques dizaines de mètres de la cathédrale. Que faire ? Ahurissant télescopage, car à entendre les uns et les autres de cette longue restitution des grands débats, il ressort que l’AP-HP n’est peut-être pas en feux, mais en tout cas s’enflamme dans bien des endroits.


>> Trop-plein de souffrances

Depuis lundi matin, en effet, il y a un mouvement de grève dans les services d’urgences du plus grand CHU français ; quatre hôpitaux ont ainsi rejoint le mouvement entamé le 18 mars à l’hôpital Saint-Antoine (Paris) par la CGT, et SUD a annoncé ce lundi en fin de journée avoir déposé quatre nouveaux préavis à Cochin, Robert-Debré, au Kremlin-Bicêtre et à l’Hôpital européen Georges-Pompidou. Présent à la réunion, le Dr Patrick Pelloux, qui préside l’Association des urgentistes, s’alarme de la «spirale sociale infernale» de la violence que connaissent les services d’urgences, doublés d’une «violence institutionnelle concrétisée par la fermeture de trop de lits, à l’origine de ce ras-le-bol total des soignants». Et il ajoute : «Je n’exclus pas que les médecins de l’AP-HP, qui soutiennent totalement le mouvement aillent plus loin, mais aussi les médecins hospitaliers dans d’autres services.»

C’est tendu. Et à l’hôtel Scipion, cela va être violent, désespérant. Pendant près de deux heures, médecins, aides-soignants, cadres vont déverser leur trop-plein de souffrances. Cela commence lentement, différents intervenants font d’abord le résumé des sept débats et des propositions. Puis peu à peu, dans la salle, les gens parlent, se lâchent. D’abord des constats : «Je suis médecin aux urgences à Lariboisière. En cinq ans de service, la quasi-totalité du personnel est partie.» Une aide-soignante à Necker : «Je voudrais parler des urgences pédiatriques, les enfants sont dans les couloirs, on leur dit de revenir le lendemain, les médecins doivent examiner parfois dans les salles d’attente. Entre nous, on n’a même plus le temps de se parler, ni même de se tenir la porte.»


>> «Rester humain»

Une jeune interne prend le micro. Elle raconte : «C’est de plus en plus difficile. Je sais que c’est anecdotique, mais les plateaux de repas que l’on nous donne quand on est de garde sont inqualifiables. Pour nous qui sommes les petites mains, on est nombreux à se mettre en dispo [s’arréter six mois sans salaire, ndlr], et si on le fait c’est pour ne pas craquer.» Puis une infirmière de l’hôpital Beaujon, plus violente : «C’est très grave, on a inventé l’infirmière jetable, moi je n’attends qu’une chose : la retraite. Car c’est vraiment de l’esclavagisme.» Un neurologue de la Pitié, ensuite : «La qualité des soins, c’est une chaîne ininterrompue de petites attentions de chacun. Et tout cela, c’est très dépendant du temps que l’on dispose. Mais le temps, en a-t-on ?» Une aide-soignante de la Pitié se tourne alors vers le premier rang et l’apostrophe : «Vous vivez dans un microcosme, on vous fait des compliments, mais venez voir. Nous, nous sommes des petits ouvriers qui tentons de rester humain. Et on se sent coupable.»

Silence glaçant. Alain, aide-soignant à l’hôpital Bicêtre, poursuit : «Moi, c’est une colère éteinte, résignée. Ma voisine, qui est secrétaire, je ne sais jamais si elle ne va pas se mettre à pleurer.» Un neurologue tente d’expliquer : «Je voudrais insister, on nous parle d’établir des relations de confiance, et je suis d’accord. Mais il ne faut pas que l’on soit face à un déni perpétuel sur ce que l’on vit, car si on n’est même pas d’accord sur ce que l’on vit et que l’on nous ressort des plannings virtuels. Nos cadres ? Ils n’ont pas le droit de parler. Je vous le dis, la confiance, cela commence par un langage de vérité.» Et cet aveu qui suit d’une infirmière de l’hôpital Saint-Louis : «J’adore l’hôpital public, c’est ma vie, mais quand j’ai été malade, je suis allée dans le privé, je voulais que l’on m’écoute. Vous vous rendez compte ?»

Voilà. Une longue litanie, éprouvante, de plus en plus lourde, de plus en plus triste. Non loin de là, Notre-Dame brûle. Martin Hirsch, comme Aurélien Rousseau, se montrent modestes, évoquant les contraintes. Et leurs souhaits. Le directeur de l’AP-HP rappelle que les choses bougent, qu’enfin les infirmières en congé maternité, par exemple, sont désormais remplacées. «Si j’avais décidé le remplacement de tous les congés maternité, qui m’aurait cru ?» s’est exclamé Martin Hirsch. De son côté, Aurélien Rousseau insiste sur la nécessité de plus de démocratie, «comme l’ont révélé ces débats». Cela suffira-t-il pour éteindre ces multiples feux ?

Par Eric Favereau – Journal « Libération »